Sur cette étendue désertique, quasi lunaire, subsiste une végétation résistante et sauvage peuplée de renards roux. Si la régression de la mer Morte est une catastrophe écologique, les espaces d’effondrement inaccessibles et inconstructibles sont autant de terrain gagné par la nature au détriment de l’invasion humaine et de son exploitation systématique. La beauté et l’instabilité des lieux attirent le regard, appellent une déambulation risquée.
Les photographies prises sur place sont imbibées d’eau, laissées à tremper, elles infusent dans des bains de sel en provenance de la mer Morte. Les temps sont longs, plusieurs images, ou parfois même plusieurs fois la même image, patientent de concert. Une manière de lutter contre la mise à plat et la simplification par l’image, davantage d’épaisseur et de trouble naissent du processus d’application de ces différentes couches de réel qui viennent signaler leur paysage. Si ces extractions constituées par la prise de vues semblent désamorcer les espaces conflictuels qui les abritent elles opèrent en parallèle à une série de l’artiste intitulée Petra. Héliogravures, juxtaposition de photographies de minerais —issus de la collection du Musée de Minéralogie de l’École des Mines de Paris— résultat d’une extraction intensive, avec des gestes effectués, comme un mime, de l’amorçage de grenades, et du maniement d’applications militaires et civiles. Les mains nues, fixées dans un geste technique, adossées à la capture des pierres, initient un jeu de miroir dont la poétique vient troubler la politique et inversement. Une fine ligne de démarcation, celle qui borde les deux images positionnées en diptyque, signale seule la tension sous-jacente.
Puisqu’il est ici question de marges et de frontières, le travail d’une autre artiste me semble faire écho à celui d’Illanit Illouz, comme une mère élective potentielle. Il s’agit de l’artiste américaine d’origine lettone, Vija Celmins. Cette dernière brouille les limites entre les médiums et s’appuie sur une pratique de capture photographique, océanique, céleste, autant que désertique, qu’elle transpose et transfigure à la mine de plomb, à la peinture ou au fusain puis à la gomme : « Certaines personnes imaginent parfois qu’il me suffit de m’asseoir et de recopier les photographies. C’est précisément parce que je les réinvente autrement qu’elles acquièrent cette qualité particulière. C’est le contraire d’une opération mécanique. » Celmins reste parfois attachée à une même image transposée avec des mines de plomb de duretés différentes —de 8H à 3B— puisque, même représentée plusieurs fois, elle sera toujours différente, modulée par les émotions qui guident la main de l’artiste. On n’occupe jamais l’espace de manière identique. Ainsi, Ilanit Illouz emploie plus ou moins de sel, mouille plus ou moins les papiers choisis dans différentes épaisseurs et textures, accélérant parfois le séchage de certaines zones, maîtrisant ou non le gonflement et la distorsion appliquée en relief du papier aux images. Induisant le soulèvement, puisqu’une fois exposées, elles se décolleront du mur pour n’y adhérer jamais pleinement. La réalité n’est pas plate. Les dessins de Celmins réalisés à partir d’images trouvées, ou prises par l’artiste, reproduisent également le froissement du papier, le découpage, l’arrachage d’une coupure de journal, l’ouverture d’une lettre, le pliage au sortir de la poche, le positionnement de biais par rapport au regard. Le passage de la main demeure visible, la douceur ou la force appliquée aux paysages comme aux objets. Chez l’une le dessin suggère le volume, chez l’autre le volume épouse le dessin, question de franchissement des frontières.
Ainsi que l’exprime la critique d’art féministe Briony Fer au sujet d’une œuvre de Vija Celmins : « Si Night Sky #19 est véritablement un dessin, c’est celui d’une photographie tirée d’un traité d’astronomie. Bien que je ne crois pas que son œuvre ait pour visée de nous perdre dans l’immensité du ciel, nous nous perdons dans la translation entre photographie, dessin et peinture. Elle semble ainsi davantage s’intéresser aux translations. » De la même manière, il ne s’agit pas dans l’œuvre d’Ilanit Illouz de véritablement se perdre dans la contemplation de la végétation et des roches, même si l’observation de son travail engendre un mouvement hypnotique —c’est d’ailleurs avant tout une expérience spectatrice corporelle qui m’a donné l’intuition de ce rapprochement entre leurs pratiques—, mais davantage de translations. Du passage d’une zone de conflit à une zone de réparation, de la photographie à la sculpture, du numérique à l’argentique. Il ne s’agit pas de tromper l’œil, ni d’hyperréalisme, mais plutôt d’offrir un espace trouble à la réflexion. L’enquête sur le genre de ce que l’on est en train de regarder est déviée par la captation et la fascination exercées par l’œuvre (je parle autant des œuvres de Vija Celmins que j’ai pu observer lors de la documenta 14, à Kassel, en 2017, puis dans la collection permanente du MMK de Francfort, que de celles d’Ilanit Illouz présentées à l’Institut pour la photographie à Lille, en 2020).
Il faudrait dire aussi quelque-chose de la profondeur des gris, de leur sécheresse, de la poudre et de la poussière chez Celmins, interprétée par Briony Fer comme une résistance au dripping de Pollock et à la toute puissance de la fluidité masculine. La cristallisation du sel après le mouillé, chez Illouz, fait écho à cette poussière. Là où la mer Morte se retire, l’humidité fossilisée conserve une trace de son passage, une concrétion poétique autant que politique qui transmet ce qui craque, se déforme et résiste. L’interprétation ne coule pas de source. Il y est aussi question de sécheresse. Les matériaux employés par Ilanit Illouz parlent de l’exploitation extractiviste (cuivre, sel, minerais) mais également de la disparition des corps, grands absents de son travail. Aucune silhouette, aucune ombre ne balaie de sa présence le cadre. Lorsqu’elle réalise une vidéo, Kiriat Ata (2008), à partir du témoignage de sa mère, de son passage à Marseille dans un camp de transit, l’écran est blanc, aucune voix ne se fait entendre sinon par l’intermédiaire de sous-titres. Cette absence des corps est aussi flagrante chez Celmins. Les seuls corps sont ceux incarnés par la présence spectatrice, face à la représentation d’un monde comme détaché, indifférent. Il s’agit d’établir une relation avec un espace, avec d’autres, de se laisser absorber par l’image. L’œuvre d’Ilanit Illouz offre ainsi un décadrage, elle pose sa marque dans nos esprits et nous oblige à ne pas détourner nos regards. « Il faut assumer l'histoire à fond (la vivre ensemble) afin peut-être de la dépasser (comme la mer) une nouvelle fois. »
Vija Celmins, née en 1938, a connu la guerre, très jeune, et la fuite de ses parents pendant la Seconde Guerre mondiale, depuis la Lettonie, colonisée par l’Union soviétique, vers l’Amérique en passant par un camp à Leipzig, en Allemagne : « Mon plus grand cauchemar était d’être séparée de ma mère, et de ne plus jamais la revoir […] Ce n’est qu’à l’âge de dix ans, lorsque j’habitais dans l’Indiana, que j’ai réalisé que vivre dans la peur n’avait rien de normal. » En 1968, à l’âge de trente ans, elle réalise Letter, dessin à la mine de plomb de l’enveloppe d’une lettre envoyée par sa mère. Elle y ajoute des collages, cinq faux timbres à cinq cents réalisés à part, trois représentent des vues aériennes de l’attaque de Pearl Harbor, un autre un nuage non identifié et le dernier sa maison dans l’Indiana. Ce dessin de Celmins fait le lien entre le passage de représentations de la guerre sous forme de coupures de presse dessinées, à celles de cratères, nuages, Mars, la Lune, la mer, les galaxies, le désert… La transition entre la guerre et l’espace n’est pas uniquement esthétique mais aussi politique, elle offre une surface de réparation, un décadrage, un recadrage. La conquête des territoires qui résistent à la colonisation est en jeu. Chez Ilanit Illouz, la vidéo des souvenirs de sa mère en transit entre différents pays en passant par un camp à Marseille, est antérieure à l’excursion dans les dolines et au travail sur les pierres.
Assumer l’histoire à fond c’est ouvrir vers une forme de réparation qui n’invisibilise pas la douleur, ni les violences du passé. J’avais développé dans un ouvrage précédent, La Fiction réparatrice (2017), une pensée et une pratique queer de la réparation inspirée du Kintsugi, soit l’art et la philosophie japonaise qui consistent à intervenir sur les porcelaines brisées en en recollant les morceaux avec un filet d’or. Cette pratique est cruciale puisqu’elle vient transcender l’accident qui demeure toujours inscrit dans l’objet. De la même manière, il est possible de penser une réparation postcoloniale qui ne revienne pas à réduire au silence ni à faire disparaître les voix et les histoires. Ainsi que l’exprimait dans un récent ouvrage, Ariella Aïsha Azoulay : « Il s’agit d’imaginer des réparations qui échappent aux contours dessinés par les États impériaux qui offrent ‘pour toute réparation après le génocide, la spoliation des terres et des nations, l’assimilation au sein de la nation colonisatrice’. Les réparations à échelle mondiale exigent par définition la destruction des structures impériales ; elles ne sauraient être envisagées comme des inclusions au sein des structures impériales existantes. Les réparations à échelle mondiale opèrent un rembobinage ; elles inversent le cours de l’histoire. » En focalisant son regard sur cette zone d’effondrement que sont les dolines, métaphores de la dilution des identités et de la mémoire face à l’impérialisme, résistance de la terre face à l’extractivisme intensif et normalisé, Ilanit Illouz opère une réparation, avec pour filet d’or des cristaux de sel.
Remerciements de l’autrice à Noëllie Roussel qui l’a mise en contact avec Aimee Lind du Getty Research Institute afin de retrouver l’ITW de Vija Celmins avec Susan Larsen qui figure en note 4 de ce texte.
Emilie Notéris