Horizon(s)


Je bâtis à roches mon langage

Je bâtis à roches mon langage

Il n’y a pas de vie qui ne soit géographique
                                       Ruth Wilson Gilmore




    Pour celles et ceux qui tentent de la traverser, l’expérience de la frontière est celle d’un élargissement, d’une dilution du temps et de l’espace, d’un écartèlement du passage qui n’est plus un moment mais une longue, parfois interminable, traversée, ce que Michel Agier a nommé le « couloir des exilés ».


Camille Schmoll, Les Damnées de la mer, femmes et frontières en Méditerranée, 2020


Ilanit Illouz travaille sur la frontière, à la frontière, dans la frontière. Celle territoriale, géographique et géologique qu’elle cristallise sur papier, à laquelle elle redonne une épaisseur, celle du trouble qui grandit à mesure que les cristaux de sel s’accumulent, celle encore de l’intime, des imaginaires qui viennent se superposer au paysage, se fondre en lui, se diluer. On pourrait dire qu’elle habite la frontière pour reprendre le titre d’un ouvrage de Leonora Miano, puisque les frontières il est possible de ne jamais les quitter, qu’elles s’avèrent infranchissables, indépassables, ou que l’on désire ne plus jamais se laisser projeter ailleurs. Elles se déplacent, on les emporte avec soi alors qu’on pensait s’en éloigner.


Ilanit Illouz est partie interroger la frontière ou plutôt une zone d’effondrement géologique, cette dépression circulaire nommée « doline » qui modifie radicalement le paysage de la mer Morte bordant Israël, la Palestine et la Jordanie. Le but premier de ce voyage était lié aux origines de la photographie, l’héliographie, à savoir l’usage du bitume de Judée par Niepce comme produit photosensible. Son emploi traverse l’histoire de l’art jusqu’à l’invention de la photographie, on retrouve sa trace dans La Vierge aux rochers de Léonard de Vinci qui dépeint la fuite en Egypte de la Sainte Famille suite au Massacre des Innocents à Bethléem (Évangile selon Matthieu) dans la crainte de l’avènement du roi des Juifs.


De son voyage elle rapporte des photographies numériques et du sel de la mer Morte qu’elle emploie pour révéler et recouvrir ses images. Ainsi ce pèlerinage familial et technique l’a entraînée jusqu’à la frontière d’un pays où sa mère a vécu. « Ma mère est née en Algérie en 1956 à Oran dans une famille juive modeste. […] ma grand-mère Rama décide que sa fille, Flora (ma mère) partira en Israël vivre avec sa grand-mère. [..] Je n’ai que les mémoires croisées de la diversité du souvenir, transfigurées, affectives et parfois fantastiques du récit oral de ma mère ». Flora demeurera en Israël jusqu’à ses 17 ans avant de revenir s’installer en France. Ilanit est née en France et ne parle pas d’autre langue que le français, la langue maternelle ne lui a pas été transmise : « J’ai donc très peu d’informations sur cette période, mes grands-parents ont peu parlé et mon arrière-grand-mère Esther ne parlait que l’arabe algérien. »













Ce déplacement depuis l’Algérie en passant par la France pour arriver en Israël questionne également la frontière érigée entre « judéo-chrétiens » et arabes, cette dilution de l’arabité des juifs d’Algérie dans la laïcité impériale. Ainsi que l’exprime la théoricienne de la photographie AriellaAïshaAzoulay : « On croit que ce régime de ségrégation / Ne concerne que les Arabes, / Qu'il sert à maintenir l'isolement des Arabes. / Mais comment un régime de ségrégation pourrait-il n'isoler que les Arabes ? / Toute barrière a deux côtés, / Un régime de ségrégation isole les uns des autres et inversement, / Ainsi notre régime de ségrégation nous isole nous aussi. » L‘arbitraire des frontières géopolitiques répond à celles dressées entre les peuples, jusqu’à l’invention de certaines identités au détriment d’autres moins désirables.


Pour parler du travail d’Ilanit Illouz, les textes d’Ariella Aïsha Azoulay se sont ainsi très vite imposés à moi comme un guide. Suite à une discussion portant sur ses écrits, Illanit a retrouvé un ouvrage collectif qu’elle possède depuis longtemps dans sa bibliothèque Pré/occupations d’espace, Jérusalem au pluriel, publié, en 2001, après la tenue d’un forum, à Marseille, réunissant architectes, écrivain•e•s, cinéastes, artistes et critiques israëlien•ne•s et palestinien•ne•s, organisé par Catherine David et Ariella Azoulay. Dans son texte « Jérusalems », qui figure dans la publication, Azoulay rappelle les circonstances du traçage de la Ligne verte après le cessez-le-feu signé entre Israël et la Jordanie : « Moshé Dayan dessina le contour d’Israël avec un crayon vert et Abdallah celui du territoire du royaume de Jordanie avec un crayon rouge. La frontière fut tracée sur une carte à l’échelle 1/20000 avec un crayon de cire, dont l’épaisseur était de quelques millimètres, ce qui, dans la réalité, se traduisait par 60 à 70 mètres de large sur quelques kilomètres de long. » Cette ligne s’arrêtait au bord de la mer Morte. Le tracé gras de cire appuyé sur le papier de la carte ne suffisant pas, une barrière de sécurité en béton « provisoire » lui succéda, sa construction n’est toujours pas achevée à ce jour, elle se finit à 20 km de la mer Morte.


Le choix de cette zone particulière explorée par l’artiste ne s’arrête pas à la recherche du bitume de Judée qui reste au final relativement anecdotique face à l’épaisseur historique et sensible qu’abritent les dolines. L’érosion des frontières géographiques semble répondre sur le territoire même d’Israël à l’irréalité des frontières arbitraires dressées entre les habitant•e•s. Le retrait de la mer Morte engendré par la surexploitation du Jourdain qui l’alimente laisse derrière elle des crevasses ultrasalines : « Les premières crevasses se sont formées dans les années 1980. […] En reculant, l’eau laisse derrière elle un terrain truffé de poches de sel. Au contact de l’eau douce, celles-ci peuvent s’effondrer brusquement, avalant tout ce qui se trouve à la surface ». La poétique d’Ilanit Illouz s’inscrit dans l’effondrement des sols et des cultures, à la recherche des traces persistantes de vie en milieu hostile. Dans L’Intention poétique, dont une des phrases donne son titre à ce texte, Édouard Glissant précise : « Quand la nation au contraire tyrannise l'autre, domine la terre, méconnaît le monde comme relation consentie, elle se dénature. Pour quoi certains hommes dans de certaines circonstances choisissent leur pays contre leur nation. Toute poétique en notre joursignale son paysage. Tout poète, son pays : la modalité de sa participation. »

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