Pétrifications
à propos des Dolines d'Ilanit Illouz
« Les gemmes sont les étoiles de la terre. Les étoiles sont les diamants du ciel. Il y a une terre au firmament ; il y a un ciel dans la terre. » Gaston Bachelard, La Terre et les rêveries de la volonté
Surfaces accidentées, mémoires de phénomènes imperceptibles, les photographies d'Ilanit Illouz incarnent et cristallisent ce qu'elles représentent.
Des amas de sel pétrifié de la mer Morte photographiés en gros plan dans le désert de Judée deviennent des montagnes célestes aux scintillements cristallins. L'empreinte laissée par la mer disparue, par l'eau évaporée, dessine des vagues en creux, figure le souvenir ancestral du ressac et de l'écume évanescente. Les sédiments de sel semblent encore porter en eux la trace en négatif des mouvements ondulatoires de l'eau. Le processus de fossilisation rejoint le procédé photographique. La roche porte l'empreinte solidifiée du retrait de l'eau comme la photographie inscrit et conserve la marque de la lumière enfuie à sa surface. Comme la vague arrêtée par le processus photographique, la roche saline s'est figée en une image de mer suspendue, retenant son souffle. Les vestiges minéralisés des transports maritimes s'imposent à nous, massifs, comme les vagues solides et monumentales de Gustave Courbet. Le peintre qui a beaucoup regardé la photographie, saisit les vagues au vol si bien qu'elles se dressent comme des récifs majestueux. Le couteau à palette leur confère un aspect sculptural. Il unifie les différents plans de l'image, relie et fait tenir ensemble le sable, l'eau, l'écume, les nuages et le ciel dans une même densité tellurique. Les concrétions infimes de sel photographiées par Ilanit Illouz au ras du sol s'élèvent aussi jusqu'à toucher le ciel. La roche, le sel et le ciel ne font plus qu'un, unifiés par la fossilisation a posteriori du tirage. Plongées à plusieurs reprises dans des bains à base de sel de la mer Morte, les particules minérales s'y déposent en couches plus ou moins épaisses et forment de nouvelles concrétions. Dans le développement photographique, l'eau contribue . L'eau salée agit ici comme un second révélateur. Une fois évaporée, l’eau salée révèle, densifie tel ou tel détail, occulte d'un voile blanc de menus détails et intensifie les zones d'ombres. Elle intervient aussi comme un second fixateur. Elle cristallise la surface et parsème l'image d'une nuée d'étoiles étincelantes. Yām ha-Melaḥ, « la mer de sel » devient un paysage cosmique, lunaire, lieu de rencontre alchimique entre les éléments. La mer se transforme en roche, les sels en étoiles, la lumière en grains d'argent, le papier en pierre.
Ces images sont ainsi constituées d'une succession de métamorphoses, de dépôts et de cristallisations : métamorphoses de l'état liquide à l'état solide, métamorphoses des rayons lumineux en grains de sel teintés ; dépôt de sel sur le sol découvert, dépôt de la lumière sur la surface photosensible, dépôt de sel à nouveau sur l'image et cristallisation à chaque étape. Les œuvres d’Ilanit Illouz donnent à voir la mise en forme, la mise en image elle-même. Elles incarnent, concrétisent, rendent tangibles l'idée de l'image comme dépôt formulée par Jean-Christophe Bailly. « Dépôt immobile retiré du cours du temps1 », l'image, et en particulier la photographie, fixe le temps accumulé, comme le fossile. Elle conserve la trace d'une disparition. Les dolines d'Ilanit Illouz racontent la formation de l'image. Comme dans le processus de fossilisation, elles montrent le travail du temps à l’œuvre. La pierre, le papier et l'image semblent unis par ce fragile équilibre entre conservation et altération de la matière. Les concrétions de sel et les photographies, liées par les mêmes phénomènes d'assèchement, d'érosion et de cristallisation, sont comme des images naturelles, nées d'elles-mêmes.
1 Jean-Christophe Bailly, L'imagement, Paris, éditions du Seuil, 2020, p. 42
Cette relation qui unnit pierres et images, Roger Caillois s’y est beaucoup intéressé. Étudiant la formation rocheuse à partir de sa collection lithique, il observait qu’au coeur de la pierre “chaque image est fixée comme si l'épaisseur du minéral conservait la nuée, la flamme ou la cascade à tous les instants de sa métamorphose kaléidoscopique”2
La pierre se souvient, son apparence matérialise sa propre constitution. À ce qu'il nommait « l'écriture des pierres », enfermant sous forme imagée les traces du temps et des transformations géologiques, correspond ainsi toute mise en image et a fortiori toute photographie, cette « écriture de lumière », qui suspend le temps au moment de son passage et consigne les modifications de la matière dans sa structure. Les dolines sont des crevasses qui se forment à la surface du sol, des poches de roche poudreuses qui se créent suite à l’infiltration de l’eau. Elles peuvent s'effondrer à tout instant et laisser apparaître des trous. Ces trous sont des négatifs ou des moules de la pierre évanouie. Leur présence est donc toujours l'indice d’une absence. Ces cavités peuvent ainsi relier différents temps de la formation géologique. S'ajoutant à ce paysage heurté, le relief et les craquelures produites par l'assèchement du sel à la surface des images contribuent également à restituer les fissures mêmes du territoire. Ce faisant, ses images de dolines figurent aussi le trou de toute représentation. Le moment même de la disparition qui forme l'image. Comme le regard de Méduse, la photographie fige ce que l’œil ne peut voir. Elle est une coupe, un seuil entre le visible et l'invisible. Elle pétrifie le réel dans sa course pour le rendre visible et le transformer en représentation. Les victimes de la Gorgone se figent en succombant, la photographie arrête le temps au moment même où il expire. Prise à son propre piège, alors « qu'elle n'est déjà plus de chair et pas encore de pierre, ni l'un ni l'autre, mais dans le trou qui les sépare3», Méduse se pétrifie elle-même en se regardant dans le miroir qui lui est tendu, et ce au moment même où elle meurt. C'est dans cet instant, dans ce vide, au moment précis de la découpe, qu'elle devient image. De la même façon que le sang de cette petite fille de la Terre et de l'Océan se fige et se mue en corail, l'eau de la mer Morte devient pierre et matérialise son retrait, tout comme les images d'Ilanit Illouz se et fixent la disparition.
Ce phénomène de pétrification est semblable au principe d'« explosante-fixe » décrit par un autre chercheur de pierres, André Breton, dans un texte éminemment photographique, « La beauté sera convulsive», publié en 1934 dans la revue Minotaure4 . Incarné par le frémissement d'une danseuse saisi par l'appareil photographique de Man Ray, l'explosante-fixe est le passage crucial de l'animé à l'inanimé, du mouvement au repos, du flux à l'arrêt. Comme la stalagmite prend forme sous l'effet d'une « fontaine pétrifiante5 », comme un liquide devient solide sous l'effet du gel, la transe fluide et dispersée de la danseuse se fige et se rassemble sous l'opération photographique. Cette pétrification du mouvement qui se produit précisément « à l'expiration exacte de ce mouvement même6 », fige le sujet autant que le spectateur qui est, à son tour, littéralement « cloué sur place7 ». Et si André Breton choisit à dessein d'illustrer son propos par des photographies de pierres (cristaux de halite ou cubes de sels gemmes, coraux et aragonites) réalisées par Brassaï, c'est qu'elles sont pour lui des métaphores « de nature à fixer les idées8 ». Ces images de minéraux matérialisent, cristallisent les processus photographique et scopique eux-mêmes. Comme les cristaux se condensent dans la pierre, la photographie concentre la forme, le regard mouvant s'y précipite. Selon ses temporalités propres, ce qui est séparé s'agrège et se solidifie. De la même façon, tout dans les photographies d'Ilanit Illouz est explosante-fixe : la pétrification du sel, le souvenir des soubresauts de la mer, le recours à la photographie instantanée, la fossilisation du tirage, le regard porté sur l’œuvre. Photographier ces pierres de sel et employer ce dernier pour en minéraliser la surface, c'est ainsi redoubler ce processus de cristallisation.
2 Voir à ce propos Roger Caillois, L'écriture des pierres, Paris, Flammarion / Skira, 1970, p. 117 et Massimiliano Gioni, François Farges, Henri-Jean Schubnel et Gian Carlo Parodi, Roger Caillois, la lecture des pierres, Paris, Xavier Barral, 2015, p. 353.
3 Voir à ce sujet Philippe Dubois, L'acte photographique, Paris, Nathan, 1990, p. 141.
4 André Breton, « La beauté sera convulsive », Minotaure, 1934, p. 8-16.
5 Ibid., p. 13.
6 Ibid., p. 12.
7 Ibid.
8 Ibid.