C'est aussi tenter de faire en sorte que ces images cristallisent dans l’œil du spectateur, qu'elles soient aptes à marquer durablement son cristallin. Chaque tirage de cette série semble d'ailleurs donner à voir les aventures du cristal de l’œil lui-même, la vue s'accommodant au gré des zones plus ou moins nettes, des flous dus à l'optique photographique ou formés par les cailloux de sel à sa surface et en fonction des rayons lumineux qui en émanent. Tout se passe comme si les effets des lentilles artificielle et naturelle se rencontraient et s'unissaient dans l'image pour troubler le regard. Comme dans une aberration optique9 ou une forme de mirage, les aspérités de la matière triplement figée donnent ainsi à voir tout autant les gouffres ou les abîmes formés par un tremblement de terre que les ondulations et les vibrations chaotiques de l'eau. Les grains de sel semblent s'accrocher à l'image suivant les anfractuosités de la pierre comme des coquillages à la roche marine. Le sel sculpte l'image comme l'eau et le vent ont sculpté la pierre et la lumière le support photosensible. La surface écaillée de ses photographies vient presque gratter l'œil qui les regarde, traduire visuellement la texture éminemment rugueuse du sujet. L’œil, en touchant la surface de l'image, éprouve ainsi de façon quasi tactile toute l'aridité et l'hostilité de ce lieu malmené par des siècles d'exploitation, d'où l'eau se retire davantage au fil du temps. Fragments d'un paysage en ruine, désolé, accidenté, fracturé, meurtri, Les dolines dessinent l'image d'un terrain vague, abandonné à lui-même. Collines de poussière inversées, elles éveillent le sentiment terrible du sublime. Leurs reliefs sont semblables aux amas de poussière photographiés par Man Ray en 1920 sur Le Grand Verre de Marcel Duchamp10. On ne sait plus en donner l'échelle. L'infiniment petit et l'immensité du territoire vu du ciel se font face. Poussière désertique et poussière stellaire se rejoignent. De même que les traces de poussières à la surface de ses plaques de verre posées sur la terre en pleine nuit étaient pour August Strindberg des Célestographies, des photogrammes du ciel étoilé, les photographies de dolines d'Ilanit Illouz deviennent elles-mêmes, en soi, de vastes et denses territoires de poussières cristallisées à parcourir, à arpenter du regard11. Et de même que les Cristallogrammes de l'artiste suédois, simples plaques photographiques enduites de différents sels qui ont cristallisé sous l'action du froid, imitent soudainement les fleurs de givre ou les dendrites rocheuses12, les photographies fossiles du sel de la terre réalisées par l'artiste plasticienne, imitent la nature elle-même.
Ilanit Illouz est une chercheuse. Elle marche, écoute le crissement des cailloux sous ses pas, éprouve la matérialité du lieu. Elle arpente ces paysages géologiques aux multiples strates temporelles, part à la recherche de ces dépôts du temps et les recueille. Elle glane lors de ses pérégrinations ces ready-made naturels et poétiques, l'infime trouvaille qui « seule a le pouvoir d'agrandir l'univers13 ». Elle collecte ainsi du sel, des fragments de halite, des débris, des végétaux et prélève des images aussi, au moyen de la photographie. Ce double geste d'extraction et de déplacement a pour objectif de conserver des traces qui lui serviront ensuite de support dans son travail. Il met aussi en jeu le procédé photographique lui-même et sa relation à la nature14. Car la photographie reproduit précisément « dans son processus chimique, physique et optique, la manière dont crée la nature15 ». Fascinée par la capacité de la nature a créer des formes, l'artiste observe longuement les éléments, étudie attentivement les phénomènes à l’œuvre et cherche ensuite, de retour à l'atelier, à leur (re)donner forme. De façon empirique, sans cesse renouvelée, elle manipule ces matériaux accumulés et s'emploie à trouver la forme la plus juste. Le sel s'incorpore à l'image et la modèle. Chaque tirage est unique, il porte la trace du hasard et des accidents qui sont venus s'y déposer. Il porte en lui la mémoire de sa propre fabrication et, bain après bain, couche après couche « de toutes les images qui se créent au fur et à mesure ». Organique, évoluant selon sa propre nature, l'image peut ainsi librement vivre sa vie et « continuer à vivre dans le temps16 ». Il y a chez Ilanit Illouz une vraie pensée géologique de la matière comme de l'image (car l'image est, pour elle, avant tout matière), depuis sa formation à son érosion, jusqu'à sa recréation, strate après strate dans différentes temporalités. Dans son atelier d'ailleurs, les images en cours de séchage forment à même le sol un magma artificiel de pierres et de flaques, elles se mêlent et se superposent comme de nouveaux sédiments. Telle est la démarche tout à la fois expérimentale et réflexive d'Ilanit Illouz.
Car ses images racontent et rejouent le processus photographique même. Ses expérimentations font écho aux procédés et matériaux des premiers temps de la photographie : au bitume de judée provenant précisément des bords de la mer Morte, résidu fossile qui durcit au contact de la lumière, ou aux sels d'argent utilisés ensuite pour conserver sa trace. De même aujourd'hui, l'artiste récolte le sel aux confins de cette terre asséchée par l’action conjointe du temps et de l’homme, pour conserver une trace des gouttes d'une mer évaporée, dont elle garde la mémoire. Entre photographies et manuscrits, ses dolines portent en elles la mémoire des empreintes géologiques et humaines et des récits des origines. Elles portent la mémoire des pierres paesine, dans les structures desquelles on lisait autrefois des paysages17 et des traces fortuites déposées sur les murs dans lesquelles Léonard de Vinci voyait des montagnes, des rivières, des rochers ; celle des premières collectes ou trouvailles à l'origine de tout geste de création. Elles portent aussi la mémoire des paysages de mer, des premières tentatives de fixer le mouvement de l'eau par la photographie, des premières explorations argentiques des territoires inconnus, des longues marches attentives des figures du Land Art. Elles sont la mémoire des images, de toute forme de création. Elles sont des métaphores de toute mise en image. Une archéologie poétique et sensible de l'insaisissable changé en pierre.
Dans L'imagement, Jean-Christophe Bailly écrit : « déposant sous nos yeux ce que nous n'avons pas pu, pas su ou pas voulu voir, l'image coupe les flux et fait seuil devant elle : depuis ce seuil qui est le sien elle nous fixe18 ». Dépôts scintillants, cristallisations, mémoires pétrifiées de la disparition, Les dolines d'Ilanit Illouz, telles des photogrammes extraits du défilement d'un film continu et invisible, se dressent face à nous, nous arrêtent et nous regardent.
9 Voir à ce sujet Jurgis Baltrušaitis, Les perspectives dépravées, tome 1, Aberrations, Essai sur la légende des formes, Paris, Flammarion, 1995.
10 Voir David Campany, Dust, Histoires de poussière, D'après Man Ray et Marcel Duchamp, Paris, Le Bal / Londres, Mack, 2015, p. 12-13.
11 J'emprunte cette expression à un célèbre marcheur, Henry. D. Thoreau, Marcher, traduction Nicole Mallet, Marseille, Le mot et le reste, 2017, p. 45.
12 Voir à ce sujet Douglas Feuk, « Une rêverie matérialisée. À propos des expériences photographiques d'August Strindberg », dans Per Hedström(dir), Strindberg, peintre et photographe, Paris, RMN, 2001, p. 117-129.
13 André Breton, op. cit., p. 14.
14 Dans sa série Petra, réalisée en 2020 sur l'exploitation des ressources naturelles, Ilanit Illouz met aussi en relation minéraux, gestes et photographie.
15 Clément Chéroux, L'expérience photographique d'August Strindberg, Arles, Actes Sud, 1994, p. 36.
16 « Ilanit Illouz, photographie plasticienne », entretien de l'artiste avec Anne-Frédérique Fer, 4 août 2021,
FranceFineArt.com : https://francefineart.com/2021/08/05/066_artistes_ilanit-illouz/
17 Voir Jurgis Baltrušaitis, op. cit. et Roger Caillois, op. cit.
18 Jean-Christophe Bailly, L'imagement, Paris, éditions du Seuil, 2020, p. 33.